Du temps que la rade de Brest n’était qu’un petit ruisseau où la mer montait à peine dans les grandes marées, il y avait entre Daoulas et Landerneau un géant, un géant comme on n’en a jamais vu.
– Il était grand comme la tour du Kreisker, peut-être ?
– Allez.
– Comme le Ménez-Hom ?
– Allez encore.
– Haut comme les nuages apparemment ?
– Allez toujours. Quand vous iriez jusqu’à la calotte du ciel, mon ami, vous n’y seriez pas tout à fait.
– Mais alors où ce malheureux pouvait-il se loger ?
– Ah ! voilà l’affaire ! Messire Hok-Bras avait la faculté de s’allonger à volonté. Voici d’où lui venait cette faculté précieuse.
Il est bon de vous dire que maître Hok-Bras était naturellement assez grand ; à trois ans il avait déjà plus de six pieds, et comme il n’était pas encore baptisé, son père le mena chez une tante qu’il avait au Huelgoat, et la pria d’être la marraine de ce petit garçon. Hok-Bras marchait déjà comme un homme, et la marraine n’eut pas besoin de le porter sur les fonts baptismaux, ce qui eût été fatigant, en vérité.
Hok-Bras fut gentil. Il alla tout seul et ne pleura pas du tout, si ce n’est quand on lui mit du sel dans la bouche : il toussa si fort, si fort, que le bedeau qui se trouvait en face fut jeté contre un pilier, où il se fit une jolie bosse à la tête, ce qui dérida le poupon et le fit rire, mais rire ! Ah ! c’était le recteur qui ne riait pas en voyant tomber tous les vitraux des fenêtres de son église ! Enfin Hok-Bras était chrétien et ne viendrait pas rire à l’église tous les jours.
Après le dîner de baptême, qui fut très bon à ce qu’on dit, Hok-Bras s’en fut jouer dans le bois, auprès de l’endroit qu’on appelle le Trou du diable, et, sans doute afin d’empêcher le diable de sortir par là (ce qui eût été un grand service pour l’humanité, s’il avait réussi), il se mit à rouler tout autour les plus gros rochers de la colline; et l’on sait qu’il n’en manque pas dans ce beau vallon.
Pendant que le bambin travaillait ainsi, au grand ébahissement des autres, sa marraine vint le regarder faire et se dit :
– Voilà un filleul qui me fera honneur.
Et, en disant cela, elle jouait avec sa belle bague de diamant. Tout à coup, la bague lui échappa et roula au fond du gouffre, qui n’était pas encore couvert et où l’eau tombait avec un bruit affreux.
La marraine se mit à pleurer.
– Qu’avez-vous, marraine ? lui dit Hok-Bras. Votre bague ? Ne pleurez pas, nous allons voir. Si j’étais seulement aussi grand que ce trou est profond, je vous la rapporterais dans cinq minutes.
Or, il est bon de dire que la jolie marraine était une fée. Elle sécha ses beaux yeux et promit à Hok-Bras d’exaucer sa demande s’il trouvait la bague. Hok descendit dans le trou et s’enfonça dans l’eau mais bientôt il en eut jusqu’au cou.
– Marraine, dit-il, l’eau est trop profonde et moi je suis trop court.
– Eh bien ! allonge-toi, dit la fée.
En effet, Hok se laissa couler, couler toujours, toujours, car c’était un puits de l’enfer, et sa tête restait toujours au-dessus de l’eau. Enfin, ses pieds touchèrent le fond du gouffre.
– Marraine, dit-il, je sens une grosse anguille sous mes pieds.
– Apporte-la, dit la fée, c’est elle qui a avalé ma bague et remonte de suite.
Crac ! On vit tout à coup Hok sortir du gouffre noir comme un arbre énorme, et il montait toujours, toujours.
– Marraine, dit une voix qui venait des nuages, ne m’arrêterez-vous pas ?
– Tu n’as qu’à dire assez, mon garçon, et ta croissance s’arrêtera.
– Assez ! hurla Hok d’une voix de tonnerre…
Et à l’instant on le vit se raccourcir et puis se mettre à genoux pour embrasser sa jolie tante et lui passer sa bague au doigt.
Par malheur pour nous, Hok, dans sa joie, oublia de boucher le Trou du Diable. On ne le sait que trop en ce monde, hélas! Hok s’en retourna chez son père qui, le voyant déjà grandi de trois pieds depuis le jour de son baptême, pensa qu’un tel garçon serait fort coûteux à nourrir à ne rien faire. Oui, Hok ne voulait rien faire, si ce n’est courir les aventures, se battre et se marier le plus tôt possible.
Se marier à cet âge ! Y pensez-vous ?
En effet, en quittant Huelgoat, notre jeune géant avait d’abord eu l’idée d’emporter sa petite tante sous son bras ; mais la fée, qui était sage (chose rare en vérité), lui avait fait comprendre que ce n’était pas convenable à son âge et qu’elle ne voulait être sa femme que quand il aurait accompli au moins trois prouesses, ce qui lui serait facile, vu qu’elle lui avait donné le secret de s’allonger à volonté.
La découverte de la bague pouvait compter pour une prouesse, restait deux. Et voilà ce qui tourmentait notre grand bébé, déjà rempli d’ambition.
Hok, dans son impatience, ne faisait guère que courir par monts et par vaux; dans ses moments perdus (et c’était l’ordinaire) il s’amusait, au lieu d’aller travailler comme un bon journalier, à faire des tas de terre et de cailloux, à la manière des enfants. Si bien qu’un jour que la besogne lui plaisait, il acheva de construire la montagne d’Arhez, depuis Saint-Cadou jusqu’à Berrien. Il y planta même le Mont Saint-Michel, d’où il apercevait les bois d’Huelgoat, pour lesquels il soupirait au souvenir de sa fiancée.
Enfin, quand il eut fini sa montagne, il se trouva un peu désoeuvré et s’en alla flâner jusqu’à Landerneau ; car si sa jolie tante lui avait permis de soupirer, elle lui avait, par prudence, défendu de venir au Huelgoat.
Voilà qu’en regardant tantôt les boutiques, tantôt les nuages, Hok-Bras rencontra M. le bailli avec son écharpe.
– Tiens, dit le bailli, voilà un gaillard qui a l’air de vouloir attraper la lune avec les dents.
– Moi, je veux bien tout de suite, répondit le personnage, en saluant le bailli comme un peuplier que le vent balance.
– Attends au moins qu’elle soit levée, imbécile, et puis je te donnerai dix écus pour acheter un habit neuf si tu peux ce soir attraper la lune de Landerneau.
– Tope-là, fit le jeune géant, en ébranlant l’équilibre de M. le bailli.
Et le soir, sur la place de Saint-Houardon, la foule, le sénéchal et les juges en tête se réunirent pour voir l’affaire. Jugez de la stupéfaction de ces braves gens. Dès que la lune fut au-dessus du placis, Hok se mit au milieu et s’écria :
– Hok, allonge-toi !
Crac ! Aussitôt on vit sa tête monter, monter, monter et parfois se perdre dans les nuages qui passaient sur le ciel. Puis la lune s’obscurcit. On entendit un coup de tonnerre qui disait assez ! et peu à peu on vit la lune descendre rapidement. Quand elle fut arrivée sous les nuages, on put voir que c’était Hok-Bras qui la tenait par le bord entre ses dents. Hok-Bras, qui se trouvait tout auprès du clocher de Saint-Houardon, déposa délicatement l’astre des nuits sur le bout de la girouette, demanda ses dix écus et s’en alla très content.
Et de deux ! sans compter la montagne !
Depuis ce temps, on dit que Landerneau a conservé sa tante, la lune et son immortelle clarté, connue dans le monde entier.
Vous voyez que c’est une qualité assez précieuse de pouvoir devenir plus grand que les autres ; et je suis sûr que s’il se trouvait encore une fée comme celle-là sur la terre, elle aurait beaucoup de pratiques. Il y a dans ce monde tant de gens qui ont la faiblesse de vouloir toujours être plus grands que les autres…
Vous pensez bien que notre petit géant – qui n’avait guère que douze à quinze pieds dans ses jours ordinaires – avait attrapé un peu chaud dans son voyage à la lune, et il regrettait fort en passant par Loperhet que la mer ne fût pas sous ses pieds pour s’y désaltérer et se baigner à l’aisé.
A cette époque, comme vous savez, la rade de Brest n’existait pas encore.
– Tiens, se dit Hok-Bras, si je creusais ici un petit étang, voisin de ma maison, cela serait bien commode pour se baigner tous les matins, et peut-être que cela ferait plaisir à ma tante. Allons !
Il déracina quelques chênes, prit une taille et une force proportionnées à la besogne, s’empara de deux ou trois vieux chalands sur la rivière de Landerneau afin de s’en servir comme d’écuelle, et se mit à l’ouvrage.
Le premier jour, il creusa un grand bassin depuis Daoulas jusqu’à Lanvéoc.
Le second jour, il creusa de Lanvéoc à Roscanvel, et le troisième jour, comme il était pressé d’achever la besogne par une prouesse digne de sa fiancée, crac ! il donna un grand coup de pied dans la butte qui fermait le goulet, et bientôt il eut le plaisir de sentir l’eau de mer lui chatouiller agréablement les mollets à une jolie hauteur, car à ce moment-là il mesurait, dit-on, plus de mille pieds du talon a nuque.
Mais le vent soufflait un peu fort de l’Ouest ; les vagues se précipitaient avec la violence que vous pouvez supposer par l’ouverture du nouveau goulet. Si bien qu’un vaisseau à trois ponts (vous comprenez, un vaisseau à trois ponts avant le déluge), qui passait toutes voiles dehors du cap Saint-Mathieu, se trouva entraîné par le courant et entra vent arrière dans la rade, qui se remplissait à vue d’oeil. Et de trois !
La rade de Brest était née pour la gloire de la Bretagne. Mais pour le malheur de son père, il arriva que Hok-Bras s’étant mis à genoux pour boire un coup et goûter l’eau de sa nouvelle fontaine, il arriva que le vaisseau à trois ponts s’engouffra, avec ses voiles, ses mâts et ses canons, dans le gosier de notre géant, où il demeura à moitié chemin arrêté par les vergues du grand mât. Aïe ! Hok-Bras se sentit aux trois quarts étranglé.
Impossible de crier assez ! assez ! pour revenir à sa taille naturelle ; et d’ailleurs, s’il se fût rapetissé, le vaisseau lui aurait rompu la poitrine.
Le voilà donc, courant, courant comme un possédé, arpentant plaines, monts et vallées, avec quatre-vingts canons dans la gorge…
Enfin il se calma un peu et se dit tout naturellement :
– Ma tante me tirera de ce mauvais pas.
Et il se mit à courir dans la direction de la montagne d’Arhez, qu’il avait vu naître et qui allait devenir son tombeau. Oui, en ce temps-là, comme toujours, l’ambition perdit les hommes ; à force de se grandir, ils tombent de plus haut et ne peuvent plus se relever, chargés qu’ils sont du poids trop lourd de leur convoitise insatiable.
Hok-Bras s’assit donc un moment pour se reposer sur le Mont Saint-Michel, car son vaisseau à trois ponts le gênait pour faire une longue route. Puis, quand il fut reposé, au lieu de faire le tour du marais, il voulut le traverser afin d’aller plus vite.
Par malheur, il comptait sans le poids de ses quatre-vingts canons. En effet, il n’avait pas fait quatre enjambées au milieu des mollières du grand marécage qu’il se sentit enfoncer, enfoncer, au point de ne pouvoir plus en retirer les jambes. Puis, dans ses efforts épouvantables, il trébucha, et son corps immense, entraîné par le poids des quatre-vingts canons, alla s’abattre sur la montagne.
Il y eut, dit-on, un tremblement de terre, et au Huelgoat la fée en fut épouvantée.
Hok-Bras s’était brisé la tête en tombant sur les roches qu’il avait amoncelées lui-même. Sa marraine, folle de douleur, accourut près de lui et essaya en vain de le rappeler à la vie ; mais n’y pouvant réussir, elle se retira à Saint-Herbot, où son ombre revient errer au bord des torrents.
Maintenant, il serait trop long de rapporter tout ce que l’on dit du cadavre de Hok-Bras.
On prétend que, voyant venir le déluge et ne trouvant pas de poutres assez fortes pour construire l’arche, Noé, qui avait entendu parler du colosse breton, vint à la montagne d’Arhez, scia la barbe du géant défunt et en fit les membrures du navire suprême.
Noé voulut aussi, par curiosité ou pour lester son arche, emporter quelques dents de Hok-Bras, et pour chacune il fallut trois vigoureux matelots.
On raconte bien d’autres choses du gigantesque constructeur de nos montagnes. Mais ici se termine ce récit authentique, récit qui sans doute vous a démontré que les Bretons ne sont pas des petits garçons !